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Mot-clé - dérèglementation financière en France

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mardi, 10 novembre 2020

La conversion de la France au libéralisme financier

 Extraits d’un article publié dans la Revue d'Economie Financière - Numéro 137 - 1er trimestre 2020

Dont le thème est  " 40 ans de libéralisation financière "

 

 

 Comment deux ans après l'élection du Président Mitterrand,  le 10 mai 1981, élu sur un programme voulant "changer la vie" à travers "les 110 propositions" et comportant notamment nationalisations des banques, contrôle du crédit, forte augmentation du pouvoir d'achat est-on passé à un accroissement du champ et de l'importance des marchés financiers, à une désindexation des salaires sur les prix et, en 1986-1987, à de nombreuses privatisations ?

 Les difficultés économiques rencontrées au cours des deux premières années en matière de chômage, de balance des paiements, de faiblesse récurrente du franc sont les explications immédiates. Mais elles auraient pu avoir des réponses classiquement utilisées en France et dans de nombreux pays développés depuis le premier choc pétrolier. Il n'en a pas été ainsi. A partir de fin mars 1983, déclarant vouloir que le pays reste ancré dans le Système Monétaire Européen (SME), le gouvernement français a engagé des réformes financières profondes, de nature structurelle, orientant le pays vers le libéralisme financier.

 Au-delà de ces données conjoncturelles nationales, deux grands types de raisons ont amené la France à faire ce basculement à partir de fin mars 1983. Le premier correspond à des données économiques et sociales structurelles communes à tous les pays de l'OCDE depuis le milieu des années 70, le second correspond à des raisons spécifiques à la France.

 

                Les raisons internationales communes à tous les pays de l'OCDE

Celles-ci peuvent être regroupées en deux grandes catégories :

-  La première vient de la dégradation des économies occidentales à partir de 1973 puis des pays en développement à partir de 1982.

- La seconde vient de l'inefficacité croissante des politiques keynésiennes d’autant plus évidente que se diffusait depuis le début des années 70  les idées monétaristes.     


         La nette dégradation des économies occidentales à partir de 1973

A partir de cette date on peut dire que c'est la fin des "trente glorieuses" (en fait 1945 -1973). Mais en fait dès la deuxième moitié des années 60 dans la plupart des pays de l'OCDE l’inflation et le chômage ont commencé à s'installer durablement, augmentant de plusieurs points tout en restant à des niveaux acceptables économiquement et socialement.

 

L'enlisement grandissant des USA dans la guerre du Vietnam, la dégradation de leur balance des paiements pesant sur la valeur du dollar les ont amenés à supprimer  la convertibilité du dollar en or (15 août 1971) puis à le laisser flotter librement (mars 1973). La conjoncture occidentale s'en est progressivement dégradée mais celle-ci s'est fortement amplifiée avec le premier choc pétrolier d'octobre 1973.

Depuis cette date et jusqu'au début de la décennie des années 80, les 23 pays de l'OCDE ont connu simultanément toujours plus d'inflation et de chômage (stagflation), même si cela l'a été à des degrés divers. A partir de 1973 la conjoncture économique s'est grippée, virant même à la récession dans de nombreux pays en 1974 et 1975. Non encore rétablies, les économies des pays développés ont subiun second choc avec le choc pétrolier du début de 1979 (avec la révolution iranienne) aggravé par la guerre Iran-Irak entraînant une rechute du taux de croissance dans l'ensemble des pays de l'OCDE à partir de 1981.

La crise mexicaine d'août 1982, puis celle des pays en développement a particulièrement touché les grandes banques américaines et européennes dont la signature est devenue moins bonnes que celles des  multinationales. Celles-ci ont donc pu lever des fonds directement sur les marchés à de meilleures conditions que si elles étaient passées leurs banques.

 

   Toujours plus d'inflation

 Aux USA, l'inflation ne dépassait pas 2 à 3% dans les années 60 et jusqu'en 1972. Dans les autres pays, dans les années 60 et jusqu'en 1972 elle a toujours été contenue, selon les années et les pays, entre 3 et 6-7 %.

 A partir de 1974, elle a atteint le pic de 14% pour l'ensemble de l'OCDE et plus de 12% en 1980 après le deuxième choc pétrolier.

 

       Toujours plus de chômage

 Dans les pays développés le taux de chômage très bas pendant toute la décennie des années 50 l'est resté au cours de la décennie 60, voisin de 3% mais est passé à 5% entre 1974-1979.

 Le fait que les USA aient été fortement impactés par l'inflation (11,1 % en 1974) et le chômage (8,5% en 1975) a eu un fort retentissement pour l’ensemble des pays de l’OCDE dont l’Europe. Ne disait-on pas depuis l'après-guerre "quand l'Amérique prend froid, l'Europe s'enrhume".

 

      L'inefficacité croissante des politiques keynésiennes

 Avec un net ralentissement du taux de croissance des économies des pays développés et  la montée concomitante de l'inflation et du chômage,  les recettes des politiques keynésiennes ont progressivement été jugées comme devenant inefficaces. Ce jugement s'est installé d'autant plus facilement que depuis le début des années 70 une approche monétariste s’est progressivement installée dans les esprits pour développer une politique prenant le contre-pied  en tous points des préconisations et recettes du keynésianisme.

 

 

             Les raisons propres à la France


 La France avait plus que la plupart des autres pays développés sacrifié à une économie d'endettement aussi le nouveau pouvoir installé après le 10 mai 1981 ne disposait pas de fondamentaux les meilleurs. Mais il semblait avoir une marge de manœuvre assez importante grâce à une dette publique (brute) était extrêmement faible (20 % du PIB en 1980) et pouvait espérer d'une conjoncture internationale favorable.

 

                Un programme économique pris à contre-pied par la conjoncture internationale et les politiques monétaristes développées dans les pays anglo-saxon

 Hélas, la croissance du PIB de l'ensemble des pays de l'OCDE ne fut que de + 2,3% en 1981et tomba à + 0,2 % en 1982 et au niveau mondial le PIB de 4,1% en 1979 tomba à 1,9% en 1980 et 1981 et 0,4% en 1982.

Cette très mauvaise conjoncture mondiale - jusqu'au contre-choc pétrolier de 1985-1986 - et les politiques monétaristes engagées par les pays anglo-saxons furent donc les raisons essentielles qui obligèrent  le gouvernement français à changer complètement de politique à partir de fin mars 1983 pour rester dans le SME. 

En effet, les USA, le Royaume-Uni, mais aussi des pays comme l'Australie, la Nouvelle Zélande érigèrent les principes monétaristes en politique économique. D'autres pays, Pays-Bas, Danemark, Suède..., sans réaliser une conversion aussi brutale, commencèrent à appliquer des mesures d'économies budgétaires et engagèrent des politiques de modération salariale et de flexibilité du travail qui, au départ, aggravèrent  les difficultés conjoncturelles.

Quelques rappels.

 

Ainsi Mme Thatcher en 1979 s’engagea dans une lutte drastique contre l'inflation par une hausse des taux d'intérêt - la Banque d'Angleterre porta son taux à 17 % en novembre -,  par une baisse des dépenses publiques, la suppression du contrôle des changes, la hausse de la livre sterling et  une réduction du rôle des syndicat (se transformant en  une lutte sans merci pendant un an à partir de 1984). Dans une conjoncture très difficile, cette politique se traduisit par une chute du PIB anglais de 2 % en 1980 et de 0,8 % en 1981 et  une croissance de seulement 2 % en 1982 avec un chômage supérieur à 11 % contre environ 8 % pour l'ensemble de l'OCDE.    

La politique américaine, sous la présidence de Ronald Reagan, porta les taux de la Fed (de Paul Volcker) à plus de 20%.  La mauvaise conjoncture internationale et cette politique se traduisirent par une chute du PIB américain de 0,3 % en 1980, une croissance de 2,5% en 1981 et une rechute de 1,8 % en 1982; la valeur du dollar contre le franc qui était en moyenne de 4,3 F jusqu'en 1980 passa à  6,6 F en 1982 pour s'envoler  à 8,7 F en 1984 et 9 F en 1985, avec un pic à 10 F.

 

        L'engagement de faire baisser fortement l'inflation a eu des effets importants et non escomptés sur les circuits  de financement de l'économie française

 La deuxième raison des déconvenues du gouvernement est venue du fait que celui-ci avait promis de  faire baisser fortement l'inflation qui avoisinait 13% à l’époque. Pour éviter tout risque de dérives de la création monétaire par l’État, source d’inflation, il avait été décidé que le déficit public serait financé par des ressources obligataires ; les premiers emprunts furent  émis à plus de 16% ! Grâce à la réactivation des SICAV et des fonds communs de placement tous les emprunts publics se placèrent sans problème et furent sources d’importantes plus-values avec la baisse des taux. Mais un risque majeur est apparu à partir de 1985, quand les plus-values d’hier pouvaient se transformer en autant de moins-values en raison de l’obligation de remonter les taux pour défendre le franc par rapport au deutschemark. Et là, sans doute à son corps défendant, le gouvernement a été obligé de mettre progressivement en place des circuits, des instruments et des techniques de marché susceptibles de réduire ce risque. Un marché à terme, le MATIF opérationnel en 1986, puis un marché d’options négociables en 1987, le MONEP, furent crées, à l’image de la finance Outre-Atlantique.  

Ainsi, avant tout pour maîtriser ces risques de taux accumulés par un financement non monétaire des déficits publics dans des produits de marché les gouvernements de l’époque ont dû instiller de plus en plus de marché dans le fonctionnement de la finance française. Ce qui ne fut absolument pas le cas pour la RFA qui n’avait pas ces problèmes.  

 Parallèlement, pour peser sur le coût de l'intermédiation bancaire, le gouvernement, après avoir renforcé la concurrence entre les banques par la commercialisation des nouveaux produits d'épargne (Codevi, Lep, Pep) par  tous les réseaux, a voulu la renforcer encore fin 1985. Il a permis un accès direct aux marchés de capitaux aux (grandes) entreprises par émission de billets de trésorerie équivalent au commercial paper aux USA.

 

 Au total, outre ces billets de trésorerie et l'augmentation des émissions de fonds propres ou de quasi fonds propres (loi sur l'épargne de janvier 1983) mais surtout celle des émissions obligataires (multipliées par 7,4 entre 1975 et 1985, obligations publiques essentiellement) firent chuter le poids du crédit bancaire dans le financement de l'économie.

En France, sa part passa de 80 % environ pendant les années 70, à 63 % en 1985.

 Il était de 55 % une décennie plus tard, comme l'Europecontinentale alors qu'il était  partout supérieur à 70 %  au début de la décennie, tous se rapprochant ainsi graduellement du modèle de financement américain. Tous, sauf la RFA qui sacrifia moins que d'autres à cette tendance en restant à plus de  65 % au début des années 90. Cette nouvelle intermédiation réduisit la mutualisation du risque « entreprises » dans les bilans des banques et augmenta leurs risques en capital pour leurs emplois et leurs ressources en même temps que celui des épargnants.

 Enfin trois ans plus tard, point d'orgue du basculement vers toujours plus de financements de marché, la loi du 23 décembre 1988 introduisit la titrisation en France permettant aux banques de vendre leurs crédits à tout moment au lieu de le porter jusqu'à échéance allégeant ainsi leurs besoins en fonds propres (ratio dit Cooke) alors que dans le même temps les acheteurs de ces crédits titrisés qui en prenaient le risque n'étaient soumis à aucune exigence en termes de fonds propres. Là encore la France aurait pu ne pas s'engager un peu plus dans la marchéisation en reprenant la technique du "schuldschein" employée en Allemagne, en Autriche et en Suisse et même en France par le Crédit Foncier depuis… 1852. Mais elle a préféré une technique américaine, encore non utilisée dans l'espace européen.

 

Un fait un peu surprenant dans ce panorama : entre 1981 et 1984 la Communauté Economique Européenne n'a pratiquement pas interféré dans ce basculement vers une préférence pour la marchéisation des financements alors la Commission partageait la pensée dominante des bienfaits et de la nécessité de l'économie libérale largement inspirée par le thatchérisme. C'est ainsi que l'organisation d'un marché bancaire européen n'a vraiment commencé qu'à partir de 1987 avec la fixation au 1er janvier 1993 du début du marché des services bancaires avec l'instauration du "passeport européen".

Plus surprenant encore, l'organisation d'un marché unique des services financiers (appelés services d'investissement) a été plus tardive encore. Les premières mesures d'harmonisation des services d'investissement avec la directive du même nom (DSI) n'ont été arrêtées que le 10 mai 1993 en vue de réaliser un marché unique des capitaux au 1er janvier 1996, c'est-à-dire 15 ans après le basculement vers des  économies de plus en plus financées par les marchés de capitaux !   

 

     La conversion de la France, au final, à une politique d'inspiration monétariste

 La troisième raison du passage de la France d'une économie d'endettement à une économie de marché est  moins tangible mais n’en est pas moins réelle. Alors que le "modèle rhénan" n'était nulle part enseigné dans les masters, celle de la pensée libérale en était le socle. C'est bien la réponse qu'il faut apporter à la question faussement naïve de Jean-Pierre Chevènement : "Comment tant d’hommes, dont je ne puis suspecter l’honnêteté, ont-ils pu opérer pareille conversion ? " A partir de mars 1983, au-delà des mesures d'urgence à prendre, les équipes autour des dirigeants et certains dirigeants eux-mêmes, se sont engagés en effet dans la voie anglo-saxonne avec l'enthousiasme des nouveaux convertis, redoublant d'ardeur en 1986-87. 

 C’est au nom de la déréglementation, de la modernisation, et de la recherche du mimétisme avec le modèle américain que quelques États (la France en premier sur le continent) et les instances internationales (FMI, OCDE) ont poussé à la transformation des modes de financement, au grand regret à l'époque de la RFA et plus précisément de la Bundesbank. Cette dernière considérait en effet, à l'époque, que lorsque le financement d’un pays est assuré à plus de 80% par le crédit les banques centrales sont largement en mesure de maîtriser les emballements économiques et financiers, alors qu’elles ne savent pas le faire quand les marchés de capitaux deviennent prépondérants.

 

     Conclusion

 

La France en se convertissant, de façon plus ou moins contrainte, au libéralisme financier en 1983 brisait le modèle d’économie sociale de marché (le modèle rhénan) commun à tous les pays de l'Europe continentale. 

Elle  donnait du même coup un grand coup de canif dans l’axe politique Paris/Bonn au profit du modèle économique anglo-saxon. Tous les pays européens suivirent plus ou moins rapidement une évolution semblable  avant la fin des années 80. Seule la RFA ne suivi pas cette évolution. Ce n'est que deux ou trois ans après sa réunification que l'Allemagne s'est ouvertement engagée dans cette voie.

Les années 80 furent le temps du ralliement de l'Europe occidentale privilégiant les financements de marché. Mouvement qui ne fera que s'étendre dans le monde les trois décennies suivantes, avec les succès mais aussi les très graves problèmes économiques et sociaux, voire politiques, que l'on sait.