Par Michel Castel le mardi, 10 novembre 2020, 16:32 - Articles
Extraits d’un article publié
dans la Revue d'Economie Financière - Numéro 137 - 1er trimestre 2020
Dont le
thème est " 40 ans de libéralisation financière "
Comment deux ans après l'élection du Président Mitterrand, le 10 mai 1981, élu sur un programme voulant "changer
la vie" à travers "les 110 propositions" et comportant notamment
nationalisations des banques, contrôle du crédit, forte augmentation du pouvoir
d'achat est-on passé à un accroissement du champ et de l'importance des
marchés financiers, à une désindexation des salaires sur les prix et, en
1986-1987, à de nombreuses privatisations ?
Les difficultés économiques rencontrées au cours des deux premières années
en matière de chômage, de balance des paiements, de faiblesse récurrente du franc
sont les explications immédiates. Mais elles auraient pu avoir des réponses
classiquement utilisées en France et dans de nombreux pays développés depuis le
premier choc pétrolier. Il n'en a pas été ainsi. A partir de fin mars 1983,
déclarant vouloir que le pays reste ancré dans le Système Monétaire Européen
(SME), le gouvernement français a engagé des réformes financières profondes, de
nature structurelle, orientant le pays vers le libéralisme financier.
Au-delà de ces données conjoncturelles nationales, deux grands types de
raisons ont amené la France à faire ce basculement à partir de fin mars 1983.
Le premier correspond à des données économiques et sociales structurelles communes
à tous les pays de l'OCDE depuis le milieu des années 70, le second correspond
à des raisons spécifiques à la France.
Les raisons
internationales communes à tous les pays de l'OCDE
Celles-ci peuvent être regroupées en deux grandes catégories :
- La première vient de la dégradation des économies occidentales à partir de
1973 puis des pays en développement à partir de 1982.
- La seconde vient de l'inefficacité croissante des politiques keynésiennes d’autant
plus évidente que se diffusait depuis le début des années 70 les idées
monétaristes.
La
nette dégradation des économies occidentales à partir de 1973
A partir de cette date on peut dire que c'est la fin des "trente glorieuses"
(en fait 1945 -1973). Mais en fait dès la deuxième moitié des années 60 dans la
plupart des pays de l'OCDE l’inflation et le chômage ont commencé à s'installer
durablement, augmentant de plusieurs points tout en restant à des niveaux
acceptables économiquement et socialement.
L'enlisement grandissant des USA dans la guerre du Vietnam, la dégradation
de leur balance des paiements pesant sur la valeur du dollar les ont amenés à
supprimer la convertibilité du dollar en
or (15 août 1971) puis à le laisser flotter librement (mars 1973). La
conjoncture occidentale s'en est progressivement dégradée mais celle-ci s'est
fortement amplifiée avec le premier choc pétrolier d'octobre 1973.
Depuis cette date et jusqu'au début de la décennie des années 80, les 23
pays de l'OCDE ont connu simultanément toujours plus d'inflation et de chômage
(stagflation), même si cela l'a été à des degrés divers. A partir de 1973 la
conjoncture économique s'est grippée, virant même à la récession dans de
nombreux pays en 1974 et 1975. Non encore rétablies, les économies des pays
développés ont subiun second choc avec
le choc pétrolier du début de 1979 (avec la révolution iranienne) aggravé par
la guerre Iran-Irak entraînant une rechute du taux de croissance dans
l'ensemble des pays de l'OCDE à partir de 1981.
La crise mexicaine d'août 1982, puis celle des pays en développement a particulièrement touché
les grandes banques américaines et européennes dont la signature est devenue
moins bonnes que celles des multinationales.
Celles-ci ont donc pu lever des fonds directement sur les marchés à de
meilleures conditions que si elles étaient passées leurs banques.
Toujours plus
d'inflation
Aux USA, l'inflation ne dépassait pas 2 à 3% dans les années 60 et jusqu'en
1972. Dans les autres pays, dans les années 60 et jusqu'en 1972 elle a toujours
été contenue, selon les années et les pays, entre 3 et 6-7 %.
A partir de 1974, elle a
atteint le pic de 14% pour l'ensemble de l'OCDE et plus de 12% en 1980 après le
deuxième choc pétrolier.
Toujours plus de chômage
Dans les pays développés le taux de chômage très bas pendant toute la
décennie des années 50 l'est resté au cours de la décennie 60, voisin de 3%
mais est passé à 5% entre 1974-1979.
Le fait que les USA aient été fortement impactés par l'inflation (11,1 % en
1974) et le chômage (8,5% en 1975) a eu un fort retentissement pour l’ensemble
des pays de l’OCDE dont l’Europe. Ne disait-on pas depuis l'après-guerre "quand
l'Amérique prend froid, l'Europe s'enrhume".
L'inefficacité
croissante des politiques keynésiennes
Avec un net ralentissement du taux de croissance des économies des pays
développés et la montée concomitante de l'inflation et du chômage,
les recettes des politiques keynésiennes ont progressivement été jugées
comme devenant inefficaces. Ce jugement s'est installé d'autant plus facilement
que depuis le début des années 70 une approche monétariste s’est
progressivement installée dans les esprits pour développer une politique prenant
le contre-pied en tous points des
préconisations et recettes du keynésianisme.
Les
raisons propres à la France
La France avait plus que la plupart des autres pays développés sacrifié à
une économie d'endettement aussi le nouveau pouvoir installé après le 10 mai
1981 ne disposait pas de fondamentaux les meilleurs. Mais il semblait avoir une
marge de manœuvre assez importante grâce à une dette publique (brute) était
extrêmement faible (20 % du PIB en 1980) et pouvait espérer d'une conjoncture
internationale favorable.
Un
programme économique pris à contre-pied par la conjoncture internationale et
les politiques monétaristes développées dans les pays anglo-saxon
Hélas, la croissance du PIB de l'ensemble des pays de l'OCDE ne fut que de
+ 2,3% en 1981et tomba à + 0,2 % en 1982 et au niveau mondial le PIB de 4,1% en
1979 tomba à 1,9% en 1980 et 1981 et 0,4% en 1982.
Cette très mauvaise conjoncture mondiale - jusqu'au contre-choc pétrolier
de 1985-1986 - et les politiques monétaristes engagées par les pays
anglo-saxons furent donc les raisons essentielles qui obligèrent le
gouvernement français à changer complètement de politique à partir de fin mars
1983 pour rester dans le SME.
En effet, les USA, le Royaume-Uni, mais aussi des pays comme l'Australie,
la Nouvelle Zélande érigèrent les principes monétaristes en politique
économique. D'autres pays, Pays-Bas, Danemark, Suède..., sans réaliser une
conversion aussi brutale, commencèrent à appliquer des mesures d'économies
budgétaires et engagèrent des politiques de modération salariale et de
flexibilité du travail qui, au départ, aggravèrent les difficultés
conjoncturelles.
Quelques rappels.
Ainsi Mme Thatcher en 1979 s’engagea dans une lutte drastique contre
l'inflation par une hausse des taux d'intérêt - la Banque d'Angleterre porta
son taux à 17 % en novembre -, par une
baisse des dépenses publiques, la suppression du contrôle des changes, la
hausse de la livre sterling et une réduction du rôle des syndicat (se
transformant en une lutte sans merci pendant un an à partir de 1984).
Dans une conjoncture très difficile, cette politique se traduisit par une chute
du PIB anglais de 2 % en 1980 et de 0,8 % en 1981 et une croissance de
seulement 2 % en 1982 avec un chômage supérieur à 11 % contre environ 8 % pour
l'ensemble de l'OCDE.
La politique américaine, sous la présidence de Ronald Reagan, porta
les taux de la Fed (de Paul Volcker) à plus de 20%. La mauvaise conjoncture internationale et
cette politique se traduisirent par une chute du PIB américain de 0,3 % en
1980, une croissance de 2,5% en 1981 et une rechute de 1,8 % en 1982; la valeur
du dollar contre le franc qui était en moyenne de 4,3 F jusqu'en 1980 passa
à 6,6 F en 1982 pour s'envoler à
8,7 F en 1984 et 9 F en 1985, avec un pic à 10 F.
L'engagement de faire baisser
fortement l'inflation a eu des effets importants et non escomptés sur les
circuits de financement de l'économie française
La deuxième raison des déconvenues du gouvernement est venue du fait que
celui-ci avait promis de faire baisser fortement l'inflation qui
avoisinait 13% à l’époque. Pour éviter tout risque de dérives de la création
monétaire par l’État, source d’inflation, il avait été décidé que le
déficit public serait financé par des ressources obligataires ; les
premiers emprunts furent émis à plus de
16% ! Grâce à la réactivation des SICAV et des fonds communs de placement tous
les emprunts publics se placèrent sans problème et furent sources d’importantes
plus-values avec la baisse des taux. Mais un risque majeur est apparu à partir
de 1985, quand les plus-values d’hier pouvaient se transformer en autant de
moins-values en raison de l’obligation de remonter les taux pour défendre le
franc par rapport au deutschemark. Et là, sans doute à son corps défendant, le
gouvernement a été obligé de mettre progressivement en place des circuits, des
instruments et des techniques de marché susceptibles de réduire ce risque. Un marché
à terme, le MATIF opérationnel en 1986, puis un marché d’options négociables en
1987, le MONEP, furent crées, à l’image de la finance Outre-Atlantique.
Ainsi, avant tout pour maîtriser ces risques de taux accumulés par un
financement non monétaire des déficits publics dans des produits de marché les
gouvernements de l’époque ont dû instiller de plus en plus de marché dans le
fonctionnement de la finance française. Ce qui ne fut absolument pas le cas
pour la RFA qui n’avait pas ces problèmes.
Parallèlement, pour peser sur le coût de l'intermédiation bancaire, le
gouvernement, après avoir renforcé la concurrence entre les banques par la
commercialisation des nouveaux produits d'épargne (Codevi, Lep, Pep) par
tous les réseaux, a voulu la renforcer encore fin 1985. Il a permis un
accès direct aux marchés de capitaux aux (grandes) entreprises par émission de
billets de trésorerie équivalent au commercial paper aux USA.
Au total, outre ces billets de trésorerie et l'augmentation des
émissions de fonds propres ou de quasi fonds propres (loi sur l'épargne de
janvier 1983) mais surtout celle des émissions obligataires (multipliées par
7,4 entre 1975 et 1985, obligations publiques essentiellement) firent chuter le
poids du crédit bancaire dans le financement de l'économie.
En France, sa part passa de 80 % environ pendant les années 70, à 63 % en 1985.
Il était de 55 % une décennie plus tard, comme
l'Europecontinentale alors qu'il était partout
supérieur à 70 % au début de la décennie, tous se rapprochant ainsi
graduellement du modèle de financement américain. Tous, sauf la RFA qui
sacrifia moins que d'autres à cette tendance en restant à plus de 65 % au début des années 90. Cette nouvelle
intermédiation réduisit la mutualisation du risque « entreprises »
dans les bilans des banques et augmenta leurs risques en capital pour leurs
emplois et leurs ressources en même temps que celui des épargnants.
Enfin trois ans plus tard, point d'orgue du basculement vers toujours plus
de financements de marché, la loi du 23 décembre 1988 introduisit la
titrisation en France permettant aux banques de vendre leurs crédits à tout
moment au lieu de le porter jusqu'à échéance allégeant ainsi leurs besoins en
fonds propres (ratio dit Cooke) alors que dans le même temps les acheteurs de
ces crédits titrisés qui en prenaient le risque n'étaient soumis à aucune
exigence en termes de fonds propres. Là encore la France aurait pu ne pas
s'engager un peu plus dans la marchéisation en reprenant la technique du "schuldschein"
employée en Allemagne, en Autriche et en Suisse et même en France par le Crédit
Foncier depuis… 1852. Mais elle a
préféré une technique américaine, encore non utilisée dans l'espace européen.
Un fait un peu surprenant dans ce panorama : entre 1981 et 1984 la
Communauté Economique Européenne n'a pratiquement pas interféré dans ce
basculement vers une préférence pour la marchéisation des financements alors la
Commission partageait la pensée dominante des bienfaits et de la nécessité de
l'économie libérale largement inspirée par le thatchérisme. C'est ainsi que l'organisation d'un marché bancaire européen n'a vraiment
commencé qu'à partir de 1987 avec la fixation au 1er janvier 1993 du début du
marché des services bancaires avec l'instauration du "passeport
européen".
Plus surprenant encore, l'organisation d'un marché unique des services
financiers (appelés services d'investissement) a été plus tardive encore. Les
premières mesures d'harmonisation des services d'investissement avec la
directive du même nom (DSI) n'ont été arrêtées que le 10 mai 1993 en vue de
réaliser un marché unique des capitaux au 1er janvier 1996, c'est-à-dire 15 ans
après le basculement vers des économies de plus en plus financées par les
marchés de capitaux !
La conversion de la
France, au final, à une politique d'inspiration monétariste
La troisième raison du passage de la France d'une économie d'endettement à
une économie de marché est moins tangible mais n’en est pas moins réelle.
Alors que le "modèle rhénan" n'était nulle part enseigné dans les
masters, celle de la pensée libérale en était le socle. C'est bien la réponse
qu'il faut apporter à la question faussement naïve de Jean-Pierre Chevènement :
"Comment tant d’hommes, dont je ne puis suspecter l’honnêteté, ont-ils pu
opérer pareille conversion ? " A partir de mars 1983, au-delà des
mesures d'urgence à prendre, les équipes autour des dirigeants et certains dirigeants
eux-mêmes, se sont engagés en effet dans la voie anglo-saxonne avec
l'enthousiasme des nouveaux convertis, redoublant d'ardeur en 1986-87.
C’est au nom de la déréglementation, de la modernisation, et de la
recherche du mimétisme avec le modèle américain que quelques États (la France en
premier sur le continent) et les instances internationales (FMI, OCDE) ont
poussé à la transformation des modes de financement, au grand regret à l'époque
de la RFA et plus précisément de la Bundesbank. Cette dernière considérait en
effet, à l'époque, que lorsque le financement d’un pays est assuré à plus de
80% par le crédit les banques centrales sont largement en mesure de maîtriser
les emballements économiques et financiers, alors qu’elles ne savent pas le
faire quand les marchés de capitaux deviennent prépondérants.
Conclusion
La France en se convertissant, de façon plus ou moins contrainte, au
libéralisme financier en 1983 brisait le modèle d’économie sociale de marché
(le modèle rhénan) commun à tous les pays de l'Europe continentale.
Elle
donnait du même coup un grand coup de canif dans l’axe politique Paris/Bonn au
profit du modèle économique anglo-saxon. Tous les pays européens suivirent plus
ou moins rapidement une évolution semblable avant la fin des années 80.
Seule la RFA ne suivi pas cette évolution. Ce n'est que deux ou trois ans après
sa réunification que l'Allemagne s'est ouvertement engagée dans cette voie.
Les années 80 furent le temps du ralliement de l'Europe occidentale privilégiant
les financements de marché. Mouvement qui ne fera que s'étendre dans le monde
les trois décennies suivantes, avec les succès mais aussi les très graves
problèmes économiques et sociaux, voire politiques, que l'on sait.